Une richesse non mesurable, en voie d'extinction dans le contexte de transposition de la CSRD ?
Cet article met en lumière l’importance de l’éthique du care dans toute démarche RSE et questionne sa pérennité à la suite de l’entrée en application de la CSRD depuis le 1er janvier 2024.
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Depuis le 1er janvier 2024, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) propulse la RSE au cœur de la stratégie des organisations et l’infuse dans le fonctionnement de l’ensemble des activités.
A première vue, il s’agit d’une aubaine pour ce métier, dont le niveau de priorité n’a plus rien à envier à celui des fonctions reconnues comme essentielles (finance, risque, RH, marketing, communication,…).
Toutefois la mise en conformité génère des réticences, face aux efforts considérables de remise en question, de transformation et de mise en œuvre qu’elle nécessite : la charge de travail augmente, les frontières des périmètres d’activités se floutent, des besoins en compétences nouvelles émergent (les fameuses « compétences vertes »). Aussi, il y a un risque : la perte du « care », étroitement liée à la RSE.
En provenance directe des Etats-Unis, cette notion est parue pour la première fois dans l’ouvrage A Different Voice de la psychologue Carol Gilligan en 1982. Quatre lettres pour couvrir des significations aux nuances subtiles tournant autour de l’attention portée à l’autre.
Comment le care est-il inscrit dans l’ADN de la RSE, en termes de finalité et de moyens ? Comment l’approche réglementaire induite par la CSRD risque-t-elle un effacement de la substance et de la singularité de la RSE ? Une fois que la RSE sera intégrée dans les métiers, comment le care peut-il être un atout pour une pensée managériale renouvelée ?
NB : Cet article est un point de vue qui n’a pas pour vocation de couvrir tous les aspects opérationnels du care ni les courants de pensée philosophiques associés.
1. Qu’est-ce que le care ? Contexte et définition
Le mot care n’a jamais trouvé son alter ego français. Tantôt il se définit comme « l’attention sincère portée à l’autre », tantôt par « la sollicitude », mais aussi comme « un ensemble de petites choses » qui traduisent « le souci de l’autre »*. Ce sont les liens à la fois invisibles et ancrés dans le quotidien, qui permettent d’accéder pour l’ensemble d’un groupe à un certain niveau de bien-être.
S’il est difficile de donner une définition précise et une traduction unique c’est que selon l’auteure Joan Tronto, « le care ne se réduit pas à la morale, (…) il s’expérimente dans une pratique plutôt qu’il ne se donne à connaître dans des grands principes. »**
Et cette pratique se définit en 4 étapes successives, toujours selon cette auteure :
- La première étape du care consiste à « porter attention », c’est-à-dire « constater l’existence d’un besoin, de reconnaître la nécessité d’y répondre, et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. »
- L’étape suivante est de « prendre en charge » : « assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté, c’est-à-dire agir en vue de répondre au besoin identifié ».
- La troisième étape consiste à « prendre soin », entrer en contact « avec autrui à travers son besoin ».
- Enfin la dernière étape consiste à « recevoir le soin », en d’autres termes, s’assurer que le soin apporté a bien répondu au besoin.
Ce séquençage permet ainsi d’inscrire le care dans un processus opérationnel dont l’efficacité peut être évaluée a posteriori. Si les cas de figure proposés par l’auteure s’appuient sur des exemples dans le monde hospitalier et du soin à la personne, l’approche pragmatique du care semble adaptée à tout type d’organisation, dans la cadre du management des équipes et globalement des entreprises. Les principes du care se retrouvent ainsi dans certains métiers, à commencer par celui de la RSE.
2. La RSE et ses activités connexes intègrent le care dans leur ADN
Diminuer son impact négatif et développer sa contribution positive au sein de son écosystème est la raison d’être du métier de la RSE. Le préalable établi pour tendre vers ces deux objectifs est de comprendre les attentes de l’écosystème de l’entreprise, incarné par les parties prenantes, personnes physiques ou personnes morales.
Certains métiers assez récents au sein de l’entreprise, tels que le service clients (customer care) et la QVCT (Qualité de Vie et Condition de Travail), intègrent eux aussi les principes du care.
Les parties prenantes, la pierre angulaire de toute démarche RSE
Le fondement de la démarche de RSE repose sur l’identification et le dialogue avec les parties prenantes. Cette approche est née dans les années 2000 et se renforce avec la CSRD récemment publiée, qui « contraint » à la réalisation de l’analyse de double matérialité et donc à la consultation des parties prenantes.
Pour l’entreprise il ne s’agit plus uniquement de préserver ses intérêts vitaux immédiats, d’un point de vue financier.
Il s’agit d’ouvrir sa focale vers l’extérieur, et de prendre en compte les entités sur lesquelles l’organisation exerce le plus d’influence, et ainsi considérer sa responsabilité vis-à-vis d’elles. Cette prise en considération ne vise pas à amoindrir la résilience de l’organisation, mais au contraire à maintenir sa pérennité, avec une vision de long terme. C’est ainsi qu’émergent les 4 étapes concrètes de la mise en œuvre du care proposées par Joan Tronto :
- Découverte des besoins des parties prenantes pour comprendre ce qu’elles attendent de l’entreprise
- Attention portée aux parties prenantes dans un processus d’écoute et de dialogue : il y a ici à la fois de l’attention et de la reconnaissance.
- Intégration des préoccupations des parties prenantes, via des actions concrètes d’anticipation, de réparation, d’atténuation ou de soutien. A cette étape, l’entreprise reconnait et assume sa responsabilité vis-à-vis d’elles.
- Evaluation de l’efficacité des actions via des indicateurs et des objectifs.
La démarche RSE vise donc à prendre soin des hommes et des femmes au sein de l’entreprise, mais aussi de l’environnement et des entités impactées par les activités de l’entreprise.
La RSE et les principes du care se rejoignent dans l’objectif d’un monde professionnel plus humain, plus équitable, plus responsable (une juste contribution aux objectifs du DD). Les deux approches se rejoignent dans une finalité autour de l’intention, des actions engagées et de résultats visés.
Les collaborateurs, collaboratrices et les client.e.s : à la recherche de leur bien-être et de leur satisfaction
Dans les différentes cartographies des parties prenantes des rapports RSE disponibles, les collaborateurs et les clients apparaissent bien souvent comme centraux, autant comme bénéficiaires que comme acteurs de la performance économique et de la démarche RSE.
Le bien-être des collaborateurs et collaboratrices : stratégie globale, réponse locale
La QVCT (Qualité de Vie et Conditions au Travail) joue un rôle essentiel dans la recherche du bien-être des collaborateurs et collaboratrices. D’après l’ANACT, les 6 leviers de la QVCT au travail sont la qualité des relations sociales de travail, la qualité du contenu du travail, les possibilités de réalisation et de développement professionnel, la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, la qualité de l’environnement physique au travail, la qualité de l’organisation au travail.
Ces leviers sont un terreau absolument indispensable au déploiement de l’éthique du care dans les entreprises. Ils demeurent un cadre élaboré au niveau de la direction des ressources humaines et des partenaires sociaux, au sein duquel les initiatives individuelles et collectives au niveau local peuvent et doivent s’exercer.
Par exemple, la Directrice des Ressources Humaines des magasins France & Monaco de Louis Vuitton, Aurélie Teissier-Michet, marque leader mondial du luxe, attribue un budget annuel care « Feel Good » permettant aux équipes retail de proposer et déployer des initiatives de bien-être à un niveau local – magasin.
Orchestrées dans le cadre d’une stratégie RH globale, des possibilités d’action et d’amélioration sont ainsi laissées aux mains des équipes terrain, à même d’identifier des besoins locaux propres, et de créer cette dynamique de lien en proximité.
La recherche de la satisfaction client : le care au service de la performance
Le service clients est un autre exemple d’activité pour laquelle le care est au cœur de sa raison d’être et de son fonctionnement. D’ailleurs, il est explicite dans sa traduction anglaise : « customer care ».
Pour prendre soin de ses clients, l’organisation doit garantir une certaine transversalité et fluidité dans la résolution des problèmes remontés, qui témoignent de l’efficacité des procédures et des systèmes d’information. D’un point de vue de l’état d’esprit, elle doit aussi témoigner d’une attitude d’empathie profonde, de remise en question, et de posture d’écoute.
Cette capacité à résoudre les problèmes se mesure via de nombreux indicateurs de performance, notamment le First Contact Resolution (FCR). La Symétrie des Attentions, notion déposée par l’Académie du Service, pose comme principe fondamental que « la qualité de la relation entre une entreprise et ses clients est symétrique de la qualité de relation de cette entreprise avec l’ensemble de ses collaborateurs.»
Pour reformuler, porter attention à ses client.e.s passe par porter attention à ses collaborateurs et collaboratrices. Pour être palpable en externe, le care doit engager des changements internes et partir d’une démarche sincère et de long terme. Ainsi pour mettre l’entreprise en marche sur des sujets de transformation et d’amélioration continue, il est nécessaire de chercher à embarquer chacun, de prendre soin que chaque collaborateur comprenne les raisons des transformations engagées et soit écouté dans ses attentes et ses doutes.
La RSE et les métiers connexes comportent donc dans leur ADN les caractéristiques du care à la fois dans l’intention et la manière de faire. Aujourd’hui face aux contrainte de la CRSD, va-t-on oublier « cette positive attitude ?
3. La CSRD est-elle un danger pour le care ?
Depuis janvier 2024, la CSRD met la RSE au cœur de la performance de l’entreprise et donc de la stratégie. Elle demande aux entreprises d’adopter un langage commun pour communiquer les éléments de performance extra-financière (E S G) et permettre de comparer ce qui est comparable.
C’est un pas de géant, qui promeut l’objectivation des démarches RSE et qui devrait marquer un coup d’arrêt aux tentatives d’éco-blanchiment. Cette ambition est suivie d’effets : la réalisation de l’analyse de la double matérialité ainsi que de la matrice, la multiplication de nouveaux indicateurs à suivre en fonction des enjeux qui émergent de la double matérialité de l’entreprise. 50 000 entreprises supplémentaires sont concernées par cette directive transposée progressivement dans l’ensemble des pays européens.
Les performances financière et extra financière sont reportées dans un document universel et publiées selon le calendrier des clôtures des comptes.
Longtemps poil-à-gratter des organisations, la RSE se fraye donc une place pérenne à tous les étages de l’organisation, par la contrainte issue de la nécessaire mise en conformité : dans les équipes RH pour le volet social, dans les équipes risques pour le volet éthique, dans les équipes de production pour le volet environnemental, dans les DSI pour les aspects éthiques et sécurité, etc. La RSE sera de de tous les tableaux de bord et de tous les comités de direction, dans une part variable selon les objectifs vers lesquels tendre.
Cette évolution bénéfique du métier génère trois enjeux principaux, dont le premier est dépendant du deuxième : le premier est l’ajout des « green skills » aux fonctions existantes au sein de l’entreprise, qui passe notamment par une évolution des plans de formation, des plans de gestion de carrières et des compétences.
Le second, moins palpable, est de conserver l’ADN initial de la RSE qui est d’inscrire l’organisation dans un développement durable et soutenable, pour les hommes, les femmes et l’environnement.
Bien que les textes transposés explicitent la nécessité de réaliser une consultation des parties prenantes, la standardisation des reportings peut amener les entreprises à se benchmarker plus facilement et à converger sur les enjeux prioritaires de leur activité. L’effort déjà fort conséquent de consolidation des données, de reporting et de justification par les chiffres pourrait être priorisé sur tous les autres efforts en amont du processus d’émergence de la matérialité de l’entreprise.
Le troisième risque réside dans un changement d’intention. Là où bien-être et soutenabilité des processus sont des maîtres mots dans la démarche initiale de la RSE, se pose la question du maintien de ces valeurs dans le cadre d’une démarche initiée par la contrainte réglementaire.
Enfin quelles que soit les motivations profondes qui amènent à la mise en conformité avec la CSRD, les transformations majeures induites vont entraîner des zones d’inconfort et de friction inévitables. Comment amoindrir ces dernières, en conservant l’éthique du care, intrinsèque à la RSE ?
Les idées d’action sont nombreuses, et vous en trouverez ici 7, afin de faciliter le changement :
- Continuer d’incarner la fonction RSE par une figure humaine emblématique, qui continue de rappeler les objectifs de développement durable (ODD) internationalement approuvés, pour un monde économique plus humain et équitable.
- Planifier et exécuter un plan de communication interne ambitieux, proactif et régulier sur la RSE, intégré au plan de communication existant au sein de l’entreprise, avec un fil rouge clair et motivant afin de rendre le sujet visible et intelligible par l’ensemble des équipes.
- Vivre et déployer le changement de la CSRD comme une opportunité et non une contrainte, en ce qu’elle permet justement de décliner opérationnellement les ODD et de tendre vers une performance plus durable.
- Obliger à une connexion régulière entre les équipes de direction et les équipes opérationnelles, dans un double format d’échange (top / down, bottom / up) en créant des comités RSE transverses, afin de préserver le lien dans un situation de grand changement, d’aligner les attentes, de dénouer les points de blocage et de faire connaître les divergences.
- Instaurer des indicateurs de mesure intermédiaires, à commencer par l’indice de bien-être collaborateurs de façon régulière, qui permettent de mesurer si le niveau d’attention, d’écoute et de communication est suffisant.
- Investir et installer des systèmes d’information de collecte des nouvelles données ESG (Environnement, Social, Gouvernance) qui allègent la charge de travail à faible valeur ajoutée et facilitent la visualisation et l’analyse des données, afin de préserver le niveau de bien-être des collaborateurs et d’assurer un bon niveau de suivi de la performance extra-financière par les équipes décisionnaires.
- Instaurer des cercles de dialogue et de care, où les règles du jeu sont claires – copilotés par les équipes RSE / RH (et QVCT lorsqu’elles existent) afin de faire émerger les points de friction au niveau opérationnel et ajuster de façon agile les interactions, les rôles et responsabilités des différentes équipes sollicitées.
4. Care versus Impact : un axe en tension saine
C’est par l’entrée de la RSE dans la gouvernance de l’entreprise que le care peut se diffuser, car elle invite à une posture renouvelée d’ouverture des équipes de direction aux fonctions opérationnelles. Inversement l’adoption des pratiques du care est un facteur de réussite de transformation organisationnelle. Pourtant bien que portée par une finalité de performance, elle invite à se reposer les questions des moyens, de la temporalité et surtout de la gouvernance pour parvenir à l’atteinte d’un ou de plusieurs objectifs.
Joséphine Mouton, Responsable Offres Entreprises et Partenariats de la Fresque du Numérique, témoigne que la question du care est régulièrement posée en face de la question de l’impact.
La façon d’atteindre les objectifs au sein de l’association est au moins aussi importante que les objectifs en eux-mêmes. Par exemple, l’intention sur le « comment » s’illustre par le mode de gouvernance partagée et par la création d’une cellule de care depuis mars 2023. La vocation de cette dernière est de créer des groupes d’écoute et d’entraide au sein de la communauté de 3500 membres, permettant de maintenir un haut niveau d’engagement tout en répondant aux problématiques de chacun à un niveau local. L’efficacité de ce dispositif repose sur une délimitation très claire de sujets pouvant intégrer la cellule du care, et la mesure de la réussite réside dans le niveau de satisfaction des membres régulièrement consultés.
En face, l’un des objectifs est d’atteindre 100 000 personnes sensibilisées avant la fin de l’année 2024. Bien que la progression ne soit pas sur une exponentielle, elle reste significative et soutenable.
De cet axe « care – impact », ou encore « comment – pourquoi », émergent naturellement des tensions décisionnelles, toutefois plus faciles à dénouer en amont de la prise de décision, qu’en aval de façon subie et non anticipée.
Pourquoi citer l’expérience d’une association là où les enjeux de la CSRD concernent en première ligne les entreprises ? Car bien souvent, les associations et structures de l’ESS sont des pépinières d’innovation, où des solutions pérennes émergent facilement face à des problématiques organisationnelles et humaines.
En conclusion, l’enjeu principal des mois à venir pour les entreprises concernées par la CSRD est de faire de cette directive une opportunité, un projet incarné et mobilisateur, une suite logique des actions RSE déjà menées, dans le respect des principes essentiels de cette démarche où le care a sa place, pour continuer à faire rimer responsabilité avec performance.
*Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? | Cairn.info
**Tronto présente quatre phases du care [10] dans le doc : https://www.cairn.info/revue-etudes-2010-12-page-631.htm
*** Pas d’IA dans cet article : )